Lettre de Pierre Navarre à ses parents

 
                                                 
                                   

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15 mai 1915.

Cher Papa, Chère Maman,

Les communiqués vous expliquent mon silence de quelques jours. Je viens de prendre part à une série de violents combats, à une grande bataille.

Samedi 8 on nous annonce pour le lendemain la grande attaque si impatiemment attendue, à 7 heures le soir, première rafale de 75. Le concert est ouvert, c'est la préparation d'artillerie; elle consiste à couvrir d'obus de tous calibres les positions ennemies. C'est un spectacle inoubliable: des milliers d'éclairs marquent les départs et les arrivées des obus, le tout dans un fracas épouvantable, des lueurs continues indiquent les incendies. Nous échangeons des sourires de satisfaction: «qu'est-ce qu'ils prennent les Boches»?

A 10 heures nous allons occuper notre poste en première ligne. Le capitaine Henry nous a tracé notre rôle: partir avec le bataillon d'attaque, placer sur la tranchée Boche des passerelles de franchissement destinées à permettre un passage rapide au 2e bataillon d'attaque qui doit poursuivre l'offensive, car nous ne devons pas nous borner à prendre une seule tranchée. Cela fait, les sapeurs organiseront la position conquise et la relieront par des boyaux à la première ligne française. Enfin, éventuellement nous organiserons le village qui sert d'objectif à notre attaque.

Toute la nuit attente, nous nous amusons à suivre la gracieuse trajectoire de nos torpilles aériennes qui sont en train d'anéantir les parapets et les « cagnas » d'en face.

A 9h ½ arrive l'ordre d'attaquer pour 10 heures.

Chacun astique sa baïonnette, quelques-uns se munissent du masque protecteur, d'où hilarité prolongée, ils sont rares : il faut être beau pour vaincre ,
10 heures moins 10 on met sac au dos; les boches abrutis par le bombardement ne tirent presque plus. Chacun se hisse par-dessus le parapet et choisit l’arbre, la touffe d'herbe, la charrue abandonnée vers quoi il va se précipiter dans un élan fou. Le lieutenant qui doit partir le premier regarde tourner les aiguilles de sa montre « encore 5... encore 3.... encore 2 .... encore 1 .... allons-y. »
Ils sont partis, une clameur immense s'étend à l'infini à droite et à gauche.
A mon tour, je bondis, mes sapeurs me suivent, un coup d’œil me donne la vision inoubliable de la charge: les baïonnettes brillent de toute part, sur toute l'étendue que ma vue embrasse les capotes bleu ciel se précipitent comme un torrent fougueux par petits paquets. Devant nous par un coup de fusil, les boches sont surpris, la tranchée est à nous, sur notre droite hélas! Les mitrailleuses pétaradent et beaucoup de petits paquets bleu ciel restent sur place.

A peine sommes-nous rendus dans la tranchée boche que l'artillerie ennemie entre en action. Elle exécute un tir de barrage pour empêcher nos réserves d'avancer; c'est un bombardement « kolossal » si le nôtre est plus terrible tous les boches doivent être fous. Les rafales de 105 se succèdent sans répit. L'air n'est plus respirable, nous circulons dans une épaisse fumée jaune et noire que la poussière de craie rend encore plus suffocante; nous mettons nos masques, cette fois sans rigoler. Moi seulement, pour encourager les hommes, je fais semblant de m'amuser énormément, cela les sidère!... !... Ils en ont besoin car on commence à entendre les hurlements des blessés et on marche sur les cadavres tout chauds.

Monté sur le parapet, je crie comme un sourd, je réussis à mettre mon monde en chantier, ils travaillent avec l'énergie du désespoir dans un espace labouré par les obus, je suis fier d'eux; ils ont fourni là un travail effrayant. Voilà enfin mon lieutenant qui arrive, ils n'ont plus besoin de moi.

Le 2e bataillon d'attaque arrivé à ce moment, les hommes ne passent pas sur nos passerelles et cherchent un abri dans la tranchée. J’engueule (si j'ose dire) un malheureux, ils ne savent plus où aller, disent-ils, ils ont perdu leur capitaine. Alors je fais mon petit commandant de compagnie. « Par ici, suivez-moi » et nous voilà partis, ils n'ont plus peur. Ici deux boches, hideux bavarois à petit calot se dressent devant moi, à chacun une balle de mon revolver. Nous arrivons à la deuxième ligne de boches; il tombe moins d'obus, ils craignent de tirer sur leur troupe, les balles sifflent par exemple, ce sont encore les mitrailleuses de droite, mais nous y sommes, les capotes grises sont en fuite, on en voit de tous côtés qui sautillent comme de petits crapauds. J'ai ramassé le fusil d'un mort et je transperce un boche de ma baïonnette, sensation pénible et curieuse, nous nous répandons dans toutes les « cagnas » les misérables en sortent les mains en l'air, le visage décomposé par la peur: « kamerades, françous, pas kapout », comme ils sont dégoûtants !!... Ici on recommence à rire mais pas pour longtemps.

Un troisième bond nous conduit à la dernière ligne ennemie, nous nous arrêtons. Devant nous un large espace découvert et au-delà le village convoité qui s'évapore peu à peu en nuage rouge sous le terrible feu de notre artillerie. Nous ne sommes pas beaucoup, nous sommes épuisés de fatigue. La confusion de la bataille est inexprimable. Nous ne savons ce qui se passe, ni à droite, ni à gauche, nous stoppons, je fais organiser la position, une pointe très audacieuse.

Un capitaine du 1er bataillon nous rejoint alors, il m'a félicité et a pris le commandement. Nous avons tenu jusqu'à la nuit sous une pluie d'obus écrasante, dans la crainte continuelle de la contre-attaque fatale. C'est à ce moment que nous avons subi nos pertes les plus lourdes; j'ai bien souffert de la soif pendant cette journée, l'odeur des obus et de la poussière qu'ils soulèvent sèchent la gorge de façon incroyable. J'ai repris le soir mes occupations de sapeur bien dures aussi. Nous avons travaillé un jour et une nuit sous la pluie de marmites et recommencé trois fois un parapet que les obus démolissaient à mesure.

Les jours suivants, les contre-attaques allemandes, nos ordres d'attaques  successifs, les contre- ordres nous ont fait mener une vie très pénible. Aplatis au fond de boyaux repérés où les obus nettoyaient un à deux sapeurs à l'heure, avançant ou reculant suivant le flux et le reflux des ordres et contre-ordres dans des boyaux tellement étroits que pour doubler une colonne il faut la faire coucher pour marcher sur son dos.

Relevé hier matin, j'ai dormi de 7 heures du matin jusqu'à 20 heures du soir, j'ai mangé, me suis recouché et je me suis levé ce matin à 10 heures, rattrapant ainsi mes 5 nuits blanches. Me voilà frais et dispos nous allons recommencer ce soir; nous allons creuser entre les deux lignes une tranchée plus rapprochée de l'ennemi.

Je crois que notre petit Marcel nous protège car j'ai une chance inouïe, à plus tard de plus longs détails là-dessus.

Signé: Pierre NAVARRE.